Volques Tectosages

César et Strabon sont les auteurs qui fournissent les informations les plus fiables et les plus détaillées au sujet du peuplement ancien du Toulousain. Concernant les Volques Tectosages, tous deux semblent bien puiser à une source commune qui, si l’on suit Strabon, devait être l’un des livres de Poseidonios d’Apamée. Géographe, historien et philosophe grec, ce dernier visita la province de Transalpine entre 101 et 91 av. J.-C. et put recueillir à cette occasion des informations de première main sur les Celtes de cette région de la Gaule.

Les quelques mentions de César et Strabon méritent d’être reproduites et commentées directement car elles ont suscité depuis le XIXe siècle des gloses et interprétations fantaisistes, souvent contradictoires avec les sources antiques, ce qui n’empêche pas que ces interprétations conditionnent encore aujourd’hui le discours historique sur les Volques Tectosages. On peut y adjoindre les mentions de Trogue-Pompée (reprises par Justin) qui, bien que confuses sur la chronologie ou l’idée d’un retour au pays des Volques Tectosages comme le relevait déjà Strabon, confortent les autres sources antiques. Dans un deuxième temps, nous tenterons de situer dans un cadre cohérent les données de l’ethnographie antique relatives au peuplement protohistorique du Toulousain et qui mentionnent successivement Celtes, Volques Tectosages et Tolosates.

Les Volques Tectosages selon César, Strabon et Trogue Pompée

« Il fut un temps où les Gaulois surpassaient les Germains en bravoure, portaient la guerre chez eux, envoyaient des colonies au-delà du Rhin parce qu’ils étaient nombreux et manquaient de terres. C’est ainsi que les contrées les plus fertiles de la Germanie, aux environs de la forêt Hercynienne (dont je vois qu’Erathostène et certains auteurs grecs avaient entendus parler, et qu’ils appellent Orcynie), furent occupées par les Volques Tectosages, qui s’y fixèrent. Ce peuple [gens] s’y est maintenu jusqu’à ce jour, et il a la plus grande réputation de justice et de gloire guerrière » (César, B.G., VI, 24 ; traduction M. Rat).

« Ceux qu’on appelle Tectosages sont voisins de la Pyrènè ; ils atteignent même sur quelques points le versant septentrional des Cemmènes ; la terre qu’ils habitent est riche en or. Ils semblent avoir eu autrefois, avec une grande puissance, une population mâle assez considérable pour pouvoir, à la suite d’une sédition, expulser du pays une multitude de ses habitants. Dans cette foule se confondirent d’autres bannis de diverses nations : de ce nombre étaient ceux qui occupèrent la Phrygie limitrophe de la Cappadoce et de la Paphlagonie : ceux que l’on appelle encore aujourd’hui Tectosages nous en offrent la preuve. Il y a en effet, dans ce pays, trois peuples, et l’un d’eux, qui habite Ancyre et les environs de cette ville, est celui qu’on appelle Tectosages ; les deux autres sont les Trocmes et les Tolistobogies : ils ont émigré aussi de la Celtique, leur parenté avec les Tectosages le montre. […] On dit que les Tectosages faisaient partie de l’expédition contre Delphes […mais] La version de Poseidonios est plus digne de foi […] Il n’était pas probable que ces étrangers [les Tectosages] fussent rentrés sains et saufs dans leur pays, étant tombés, après leur retraite de Delphes, dans la misère, et s’étant dispersés, les uns d’un côté, les autres de l’autre, à cause de leurs dissensions » (Strabon, IV, 13 ; traduction E. de Cougny).

« Quant aux Tectosages, arrivés à Tolosa, leur ancienne patrie […], ils avaient été atteints par le fléau de la peste. […] Un ensemble de population important, détaché du peuple des Tectosages gagna à nouveau l’Illyrie pour l’agrément du butin et, après avoir pillé les Histriens, s’installa en Pannonie » (Justin, Epitoma Historiarum Philippicarum, XXXII, 3, 9 et 12 ; traduction M.-P. Arnaud-Lindet).

Autochtonie ou allochtonie des Volques Tectosages du sud-ouest de la Gaule ?

Par delà les aspects mythiques et les poncifs sur les Gaulois qui émaillent le récit de la migration des Volques Tectosages, la lecture des trois textes antiques ne permet guère de douter que les Anciens reconnaissaient aux Tectosages du Languedoc une participation à plusieurs déplacements de groupes celtiques dont le premier d’entre eux serait très ancien puisque César le met sans ambiguïté en relation avec la migration historique initiale des Gaulois, celle que l’on peut attribuer aux environs de 400 av. J.-C. et qui eut pour destination le nord de l’Italie ainsi que la forêt Hercynienne, c’est-à-dire peu ou prou le haut bassin du Danube (Tite-Live, H.R., V, 33-36). Trogue Pompée confirme à sa manière l’antiquité de cette installation nimbée de légende car l’allusion au pillage de l’Istrie et de l’Illyrie par les Tectosages renvoie non pas au début du IIIe s. – ce n’est pas l’effet d’un retour après l’expédition contre Delphes -, mais semble-t-il à la première migration celtique rapportée par le même Justin à un autre endroit de son abrégé (Epitoma Historiarum Philippicarum, XX, 5). La tradition doit remonter à une époque assez haute puisque Caton l’Ancien, dans la première moitié du IIe s. av. J.-C., paraît bien y faire référence lorsqu’il associe l’un des peuples des premières vagues de la colonisation gauloise, les Cénomans, aux Volques, en situant confusément l’origine des premiers parmi les seconds, aux abords de Marseille (Pline, H.N., III, 19, 130). Il est remarquable enfin que César et Strabon assignent sans ambiguïté aux Volques Tectosages de la forêt Hercynienne et de l’Asie mineure une origine gauloise. Chez Strabon comme avec Trogue Pompée, l’origine est même précisée dans la mesure où les Tectosages du sud-ouest de la Gaule font figure d’entité souche et sont donc implicitement identifiés à des autochtones. Tous ces éléments convergent et sont à la fois trop détaillés et précis pour que l’on puisse envisager que la source de César et Strabon se soit contenté d’inventer ces déplacements, par exemple pour tenter de trouver une explication à une simple homonymie attachée à des peuples épars dans le monde celtique et sans rapport historique les uns avec les autres. Il doit s’agir d’une tradition celtique, ancienne, certainement enjolivée, et connue des auteurs anciens (dont Poseidonios ?). Selon cette tradition, les Tectosages du Languedoc s’identifiaient et se revendiquaient manifestement en tant que peuple autochtone gaulois ayant joué un rôle non négligeable lors des premiers déplacements celtiques.

Il pourrait sembler également curieux qu’un peuple de Gaule méridionale participât, réellement ou symboliquement, aux expéditions celtiques les plus anciennes et c’est sans doute ce qui a gêné nombre de commentateurs des XIXe et XXe s., mais on fera observer que dans la liste livienne des premiers Gaulois qui vinrent s’installer en Italie (Tite-Live, H.R., V, 35), trois ethnonymes se rapportent à des peuples dont la localisation d’origine, en postulant une relative stabilité ethnique entre le Ve s. av. J.-C. et l’époque à partir de laquelle on commence à mentionner et localiser les grands peuples en Gaule (la fin du IIIe s. av. J.-C.), pouvait également être soit très méridionale (Boïens d’Aquitaine, Salluviens / Salyens de Provence), soit attenante ou presque à l’aire des Tectosages (Arvernes).

volques-selon-auteurs-antiques-fig.1 Fig. 1 : Le peuplement de la région de Toulouse et les migrations des Volques Tectosages selon la source antique commune à César et Strabon

On ne peut pas s’appuyer sur l’archéologie de la Gaule méridionale et en particulier l’examen de la culture matérielle pour vérifier le récit des auteurs anciens, encore moins tenter de l’invalider ou de le gauchir ainsi qu’on le fit au XIXe et durant une grande part du XXe s. : les protohistoriens savent qu’à l’époque des premières migrations historiques des Celtes, les peuples gaulois du Midi, du Languedoc occidental en particulier, utilisaient déjà des panoplies militaires laténiennes (cf. armement du Ve s. av. J.-C. des nécropoles d’Ensérune dans l’Hérault et de Flaujac-Poujols dans le Lot par exemple ; Milcent 2003) et probablement les techniques de combat attribuées aux Celtes par les Grecs et les Romains. En Europe centrale, des indices accréditent que la thèse des auteurs anciens pouvait reposer sur un fond de réalité historique. La mention par Dion Cassius (Hist. Rom., LV, 32) de la région des Volcae paludes, désignant le sud-ouest de la Pannonie romaine, pourrait signaler l’installation ou le passage de Volques Tectosages à l’occasion de leur participation à la première migration celtique en Europe danubienne. Un document, archéologique celui-ci, plaide dans le même sens : il s’agit du torque en or de Gajić trouvé dans le nord de la Croatie, c’est-à-dire dans cette région des Volcae paludes, dont on sait désormais qu’il appartient à un groupe de pièces d’orfèvreries occidentales de la première moitié du IIIe s. av. J.-C. distribuées essentiellement dans le sud-ouest gaulois, et qu’il doit être issu de l’atelier qui produisit le torque le plus richement ornementé du dépôt de Fenouillet (Hautenauve 2005 n° 18, p. 197 ; cf. notice Fenouillet, p. XX). La thèse de l’origine toulousaine au sens large est ainsi recevable pour le torque de Gajić. Celui-ci atteste sans équivoque en tout cas l’existence de contacts étroits, établis ou maintenus, entre des élites du Languedoc occidental et d’autres situées au cœur de l’Europe danubienne, avec en l’espèce un apport venu d’Occident.

Contre la tradition antique : la vision romantique

En résumé, les sources écrites n’indiquent qu’une chose : les Volques Tectosages qui participèrent, de près ou de loin, à différentes expéditions gauloises dont certaines aboutirent à leur installation en Asie mineure, se considéraient comme originaires de la Gaule et plus précisément de l’actuel Languedoc occidental. Nous soulignons cet aspect car il est une tradition contemporaine infondée, mais tenace, selon laquelle ce peuple aurait effectué en quelque sorte un trajet à l’envers de ce qu’assurent les textes antiques : il serait issu d’une contrée localisée quelque part dans le nord-est de la Gaule ou bien outre-Rhin. Ce mythe, moderne celui-ci, de l’allochtonie des Tectosages du Languedoc remonte au moins au début du XIXe s. puisqu’un auteur tel qu’Amédée Thierry, en 1828, le formulait déjà en conjecturant que ceux-ci, auraient appartenu à une confédération de « race belge » située outre-Rhin, et auraient migré avec les Arécomiques en Languedoc au début du IIIe s. av. J.-C. (Thierry 1828 p. 129-130). Cette vision diffusionniste, à rebours des sources antiques, a été ensuite reprise avec constance par la plupart des grands celtisants tels Henri d’Arbois de Jubainville (1894 p. 130-155), Camille Jullian (1920 [1906], I, ch. VI, p. 251 note 8) ou Henri Hubert (2001 [1932] p. 162, 170, 275, 389, 425). La thèse d’une invasion tectosage dans le Sud-Ouest ne fut adoptée par les érudits toulousains qu’à partir du dernier tiers du XIXe s. (Barry 1871) et était encore en honneur dans la synthèse de Michel Labrousse sur Toulouse antique (1968 p. 87-89). Dans les travaux plus récents, bien qu’une migration massive ne soit plus envisagée, on trouve encore à s’interroger sur l’époque ou les modalités de l’installation de ce peuple en Languedoc.

fig2_Volques XIXe copieFig. 2 : Les migrations des Volques Tectosages selon la vision des historiens de la fin du XIXe s.

Du postulat d’une allochtonie des Volques Tectosages du Languedoc découle également le succès d’une traduction étymologique de leur ethnonyme qui était supposée rendre compte de leur instabilité chronique, sinon même d’un destin voué à l’errance, à la migration : en langue celtique, Volcae Tectosages ne pouvait désigner que « les peuplades qui cherchent un toit » (Lambert 1997, p. 35). Cette traduction qui fait autorité depuis le XIXe s. est toutefois contestable car, si le verbe –sag(i)– signifie bien « qui flaire » ou « qui recherche », le rapprochement du terme tecto- avec des racines désignant la charpente ou le toit se trouve, à la suite des travaux de K.H. Schmidt, rejetée aujourd’hui par Xavier Delamarre (2003, p. 265 et 294).

Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur les interprétations subjectives appuyées sur la documentation archéologique, car le dossier est épais. Mentionnons simplement que la plupart des objets de type laténien du sud-ouest gaulois attribuables aux Ve, IVe et IIIe s. av. J.-C. ont souvent été identifiés comme de manufacture allogène et même centre-européenne sur la foi de rapprochements insuffisamment étayés ; ou bien, lorsque leur spécificité régionale était reconnue, c’était pour en tirer argument en faveur d’une installation dans le Sud-Ouest d’artisans celtes d’origine étrangère (Mohen 1979 ; Boudet 1995).

C’est dire toute la force et l’inertie de la théorie d’un diffusionnisme centrifuge selon laquelle les Celtes, originaires d’un même berceau, auraient déversé à intervalles réguliers leurs hordes guerrières sur une large part de l’Europe. La matrice géographique des Celtes, inventée de toute pièce au XIXe s. , fut diversement localisée par les chercheurs des XIXe et XXe s. : parfois dans le bassin supérieur du Danube, plus souvent sur un arc compris entre la Marne et la Bohême. L’idée qu’un berceau celtique ait existé et puisse être localisé au cœur de l’Europe tenait notamment à l’interprétation hardie d’une allusion confuse d’Hérodote (II, 33) à la localisation de la source du Danube, mais aussi à la découverte de nombreuses nécropoles anciennes et réputées celtiques dans ces mêmes régions danubiennes. Elle était conforme à une vision romantique de l’histoire la plus ancienne des peuples de l’Antiquité, une vision dominée par l’idée qu’il était possible de leur assigner une origine raciale et géographique commune à partir de laquelle ils se seraient répandus en vagues successives avec plus ou moins de succès en fonction de leur vigueur démographique et militaire, mais aussi du génie de leur « race ».

Celtes, Volques Tectosages et Tolosates

Les recherches récentes sur le problème complexe de l’identité des peuples protohistoriques, telle qu’elle a été perçue par les Grecs et les Romains, montrent à quel point il est délicat d’utiliser des informations qui émanent essentiellement d’une expérience exogène et tardive (cf. Bats 2003 ; Moret 2004 par exemple). A titre d’hypothèse, nous pourrions envisager pour le peuplement protohistorique du Toulousain qu’il fut déterminé de trois manières différentes, en fonction du progrès des connaissances gréco-romaines et de l’intérêt porté à la Gaule méridionale, mais aussi d’identités ethniques emboîtées :

– dans un premier temps, il ne fut pas connu des historiens et géographes grecs, sinon de façon indistincte. Il participait d’un tout indéfini ou confus aux yeux des Grecs, celui des peuples barbares du sud de la Gaule interne situés au-delà de la Lygistique et de l’Ibérie auprès desquelles étaient installés les Phocéens de Marseille et leurs implantations. Probablement celtophones pour la plupart depuis une époque reculée et très antérieure au second âge du Fer, ces peuples de l’intérieur ont été indifféremment qualifiés de Celtes par les Grecs à partir du début du Ve s. av. J.-C. (Hécatée de Milet, Périégèse, fragment n° 55 Jacoby ; Polybe, Histoires, III, 37), puis ultérieurement de Gaulois par les Romains (Strabon, IV, 1), dans un sens tout autant géographique qu’ethnique. Cette hétéro-identité imprécise et probablement forgée par les Grecs a été désignée au moyen d’un vocable issu de la langue celtique, et donc probablement emprunté aux autochtones à partir d’un mot qui pouvait être à l’origine un ethnique désignant l’un de ces peuples (ainsi connaît-on dans le sud-ouest de la péninsule Ibérique un peuple nommé les Celtici), mais dont la signification primitive aurait été détournée pour être étendue à différentes populations « barbares » de l’intérieur. Ultérieurement, il semblerait que les peuples de Gaule interne s’emparèrent de l’ethnonyme pour se désigner eux-mêmes en tant que Celtes (César, B.G., I, 1), mais selon des modalités inconnues (Bats 1999, p. 390) ;

– dans un deuxième temps, Grecs et Romains ont progressivement rencontré et identifié les peuples de l’intérieur du Midi les plus importants et des confédérations ethniques, essentiellement à compter du début du IIe s. av. J.-C., suite à la seconde guerre punique. Q. Fabius Pictor (réf. à retrouver), Caton l’Ancien (Pline, H.N., III, 19, 130) puis Tite-Live (H.R., XXI, 26, 6) mentionnent notamment des Volques que Tite-Live situe près du Rhône et qui devaient être des Volques Arécomiques. Il est envisageable que les Arécomiques du Languedoc oriental formaient alors une confédération de peuples (au sujet des Arécomiques : Barruol 1969 p. 231-272) dont un pendant occidental, celui des Tectosages, devait déjà exister sans pour autant être identifié en tant que tel par les Romains, compte tenu de son éloignement par rapport à la côte méditerranéenne. Les Tectosages apparaissent en effet dans les textes un peu plus tard, sans doute sous la plume de Poseidonios. Ils couvraient d’après lui (Strabon, IV, 1, 12-13 et IV, 2, 1) l’essentiel de ce que nous appelons le Languedoc occidental. Considérant l’importante taille de la région et la diversité des faciès archéologiques concernés au IIe s. av. J.-C., mais aussi le pluriel du premier terme de leur nom, les Volcae Tectosages ne correspondaient pas à un peuple, mais à une confédération de peuples ou à une ethnie (Michel Bats utilise l’expression de « société englobante » au sujet des Tectosages : Bats 1999, p. 403) dont la cohésion devait reposer sur des fondements à la fois identitaires, militaires et religieux. Pour preuve de l’importance accordée aux pratiques guerrières, nous en voulons une proposition nouvelle de traduction de l’ethnonyme de cette confédération en synthétisant certains aspects des travaux de X. Delamarre (2003, p. 294 et 327) et pour laquelle toutes les versions envisageables accréditent l’exaltation de la prédation guerrière (Trogue Pompée ne dit pas autre chose quand il rapporte que les Tectosages étaient appâtés par « l’agrément du butin »). Ainsi, les Volcae Tectosages seraient selon nous :

les peuples(le pluriel est significatif ici d’une confédération) / les faucons

qui cherchent / en quête

de(s) possessions / de(s) biens / du butin.

Des intérêts économiques et diplomatiques communs pouvaient également affermir les liens, mais on peut supposer en relisant César et Strabon que l’union des peuples tectosages était d’abord redevable d’une histoire conçue comme glorieuse et fondatrice, aux origines mythifiées, qui dut asseoir symboliquement la revendication d’une ascendance commune et autochtone. Parmi ces récits fédérateurs était en effet le souvenir de sagas guerrières menées en Europe centrale, dans les Balkans et jusqu’en Asie mineure, à la fin du Ve s. pour la plus ancienne, au début du IIIe s. av. J.-C. pour la plus récente. Restées mémorables, celles-ci furent jugées suffisamment remarquables et crédibles pour qu’elles nous soient transmises par la source commune de César et Strabon (c’est-à-dire Poseidonios ?). Quoi qu’il en soit de la véracité et de l’ancienneté de ces traditions, elles nous incitent à envisager que la confédération des Tectosages avait d’abord une dimension ethnique et qu’elle existait depuis longtemps lorsque Grecs et Romains vinrent à la mentionner.

Reconnaître à la suite des sources antiques, et contre une tradition séculaire de la recherche historique et archéologique, la construction autochtone de l’entité des Tectosages du Languedoc revient à poser sous un aspect différent la question de l’époque à partir de laquelle cette confédération ethnique a cristallisé. Cette époque nous semble nécessairement antérieure au moment où Hannibal, lorsqu’il traversait le sud de la Gaule en 218 av. J.-C., bouscula, sur les rives du Rhône, des Volques (Tite-Live, H.R., XXI, 26, 6) ; certes, ceux-ci n’étaient sans doute que les « ascendants » des Arécomiques, et non des Tectosages, mais il paraît difficile d’envisager que les deux confédérations Volques du Languedoc ne se soient pas formées vers la même période puisqu’elles portent chacune un ethnique composé sur le même modèle. Rien ne s’oppose non plus à ce que les Volques Tectosages apparussent nettement avant le IIIe s. av. J.-C. : une branche dérivée, ou bien homonyme, n’était-elle pas déjà à l’œuvre en 278 av. J.-C., lorsque les Celtes s’installèrent en Asie Mineure ? Une origine plus ancienne encore, antérieure à la fin du Ve s. av. J.-C., ne peut être écartée non plus pour peu que l’on veuille bien accorder quelque crédit aux traditions relatives aux premières migrations celtiques. César assure en effet que des Volques Tectosages s’étaient maintenus de son temps dans la région de la forêt Hercynienne. Le début du Ve s. av. J.-C. pourrait cependant fournir un Terminus Post Quem dans la mesure où une ethnie importante, celle des Elysiques (Hécatée de Milet cité par Etienne de Byzance ; Hérodote, VII, 65 ; Avienus, Ora Maritima, v. 586-588), devait couvrir à cette époque une partie des territoires possédés ensuite par les Volques ;

– dans un dernier temps, les Tolosates et leur territoire sont nommés par César (B.G., I, 10 ; VII, 7). Il n’y a guère plus de raison objective de penser que la formation de ce peuple soit récente plutôt qu’ancienne. L’ethnonyme, dérivé du toponyme Tolossa (cf. Moret dans Pailler (dir.) 2002 pour la possible origine ibérique du mot[1]), doit certes avoir été donné à l’époque de la fondation (premier tiers du IIe s. av. J.-C.) des agglomérations proto-urbaines de Vieille-Toulouse et Toulouse « Saint-Roch » que l’on s’accorde à identifier aux principales composantes de la Tolossa protohistorique, mais son adoption ne date pas nécessairement de l’émergence politique d’un peuple dont le nom put évoluer. Nous supposons que les Tolosates étaient un avatar occidental ou, avec plus de vraisemblance, une fraction occidentale de la confédération ethnique des Tectosages et qu’ils avaient pour territoire un espace correspondant dans ses grandes lignes à celui que l’on reconnaît à la civitas antique de Toulouse à partir des limites d’évêché (cf. Pailler (dir.) 2002, planche hors texte n° 2), tout en sachant que ces dernières sont le résultat d’une longue évolution qui ne permet pas de retrouver le contour antique et protohistorique, sinon avec beaucoup d’approximations (Sablayrolles dans Pailler (dir.) 2002[2]). Parmi les peuples tectosages, ils sont les seuls dont on connaisse avec sûreté le nom mais aussi la capitale (la liste de 7 des plus importantes villes des Tectosages fournie par Ptolémée, Géogr., II, 10, est en effet problématique pour les établissements les plus orientaux). On doit probablement ces mentions par César au fait qu’ils étaient en position clef sur l’isthme gaulois et ses réseaux commerciaux documentés par l’archéologie et les textes (Cicéron, Pro Fonteio, VIII, 19), et par rapport à la frontière occidentale de la province de Transalpine. Cela se comprend mieux également si l’on admet que leur capitale était le siège décisionnel et religieux de la confédération des Tectosages et que les Tolosates formaient, parmi cette dernière, le peuple le plus puissant et le seul qui mérita d’être nommé par les auteurs gréco-romains (au milieu du Ier s., Pomponius Mela, lorsqu’il cite les neuf villes les plus opulentes de la Narbonnaise, c’est-à-dire les principales capitales de cité, ne mentionne que « Toulouse chez les Tectosages » : Chorographie, II, 5). Poseidonios ne stipule-t-il pas qu’avant le pillage de 106 av. J.-C., « à Tolossa, le sanctuaire aussi était sacré et tenu en grande vénération par les habitants des alentours » (Strabon, IV, 1, 13 ; trad. P. Moret, in Pailler (dir.) 2002, p. 85) ? Le fait que César, lorsqu’il parle de l’ouest de la province de Transalpine, mentionne les Tolosates et non plus la confédération des Volques Tectosages, sinon au sujet d’une tradition ancienne, laisse enfin entendre clairement que cette dernière était, sinon démembrée au Ier s. av. J.-C., du moins vidée de sa substance, peut-être depuis l’écrasement du soulèvement de 106 av. J.-C. par le consul Q. Servilius Caepio et ses troupes, ce qui s’expliquerait fort bien par le souci qu’avait l’occupant romain d’affaiblir le cadre ethnique gaulois afin d’éviter les révoltes de peuples coalisés.

Conclusion

En schématisant, la « succession » Celtes, Volques Tectosages et Tolosates qui transparaît dans les sources antiques rend compte d’abord des progrès de l’ethnographie et de la géographie gréco-romaines, liés naturellement à l’intérêt croissant de Rome pour la Transalpine suite à la deuxième guerre punique et à son immixtion rapide dans les affaires gauloises pour des motifs économiques et stratégiques. D’un tout peu distinct à l’origine aux yeux des Grecs (les Celtes, avec leurs voisins Ligures et Ibères, formant l’un des trois grands espaces ethno-géographiques de la Gaule méridionale ; Bats 2003), s’est détaché progressivement une vision plus précise des Celtes : d’abord avec la reconnaissance d’ethnies ou de confédérations de peuples à caractère ethnique parfois anciennes et à l’histoire certainement complexe (les Volques Tectosages), puis avec la mention des entités politiques et des peuples gaulois, du moins pour les plus importants d’entre eux (les Tolosates). Selon une logique d’emboîtement, le peuplement des environs de Toulouse a été appréhendé de la manière suivante :

– les Tolosates, situés à l’extrémité occidentale de la province de Transalpine, formaient le peuple auquel appartenait Tolossa, la capitale de cité (César, B.G., I, 10, 1 et VII, 7, 4) ;

– les Volques Tectosages correspondaient à une entité ethnique plus vaste, intégrant plusieurs peuples sans doute, située entre les Pyrénées, l’Aquitaine, le Massif central et la région de Narbonne, mais pour laquelle Tolossa jouait également un rôle fédérateur, sans doute en tant que lieu de rassemblement et de culte confédéral (Strabon, IV, 1, 12-13) ;

– les Celtes enfin désignaient plus ou moins, aux yeux des Marseillais puis des Romains, l’ensemble générique des ethnies de la Gaule intérieure méridionale (à l’exception des Aquitains situés au-delà de la Garonne) qui formaient le peuplement de la partie sud de la Celtique ou bien celui de la province de Transalpine lorsque celle-ci fut créée (Hécatée de Milet, Périégèse, fragment n° 55 Jacoby ; César, B.G., I, 1 ; Strabon, IV, 1, 1 et IV, 1, 14).

Les mentions littéraires sont en revanche insuffisantes pour pouvoir suivre l’histoire des entités indigènes, d’autant que l’archéologie laisse entrevoir des réalités différentes, qui ne recoupent que sur certains points les textes antiques, et qu’il est délicat d’interpréter. D’importantes questions restent en suspens : à quelle époque situer la cristallisation de la confédération celtique des Volques Tectosages : avant 218 (passage d’Hannibal), mais après 480 (bataille d’Himère des Elysiques) ? Les Tectosages et les Arécomiques ont-ils contribué à la disparition des Elysiques, ou bien ces derniers, en rentrant dans l’anonymat des peuples obscurs, ou en disparaissant, ont-t-ils favorisé l’expansion, la structuration et la fédération de populations voisines ? De quand date la formation des Tolosates et dans quel contexte politique et culturel la situer sachant que le suffixe –ates de cet ethnonyme révèle des affinités avec des noms de peuples majoritairement aquitains ? Face à ces interrogations et hypothèses, l’archéologie risque fort d’être impuissante. Le Toulousain protohistorique présente effectivement, depuis l’âge du Bronze au moins, une succession originale de cultures matérielles au faciès mixte qui traduisent que la région se situe avant tout dans une zone de charnière culturelle et de passages, ouverte à des horizons très différents et selon des gradients variables en fonction des époques et de mécanismes qui nous échappent encore.

[1] Le nom de Toulouse, dans Pailler (dir.) 2002, p. 93-99.

[2] Les limites de la cité de Toulouse, dans Pailler (dir.) 2002, p. 307-326.

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